Des adultes qui parlent du niveau des élèves

On a droit au marronnier plusieurs fois par an. À chaque classement PISA ou autre étude semblable plus ou moins sérieuse, tous les journaux s’émeuvent en cœur du niveau, parait-il, catastrophique de nos chères têtes blondes en math et en français.

Alors oui, ce sont des choses importantes, je ne dis pas. Mais il y a une autre matière qui m’inquiète bien plus et dont on ne parle jamais : l’informatique.

Parce que là on ne parle pas de gamins qui ont encore dix ans devant eux pour se mettre au niveau dans une matière qu’ils n’utiliseront, pour la majeure partie d’entre eux, jamais dans leur vie professionnelle. On parle d’adultes, pour certains diplômés, qui sont complètement à la ramasse sur un outil qu’ils utilisent tous jours et qui a des implications politiques incontournables à notre époque.

Je ne parle pas d’apprendre à programmer (même si pour un ingénieur, avoir quelques notions de Python devrait être une base indispensable) et encore moins de connaître les subtilités mathématiques de la cryptographie asymétrique. Ça je veux bien comprendre que ça n’intéresse pas grand monde.

Je parle des bases de chez bases.

Vous voulez des exemples ? J’en ai à la pelle.

Une administration dont je tairai le nom me demande un ensemble de documents. Pensant rendre service, je compresse tous les pdf dans une archive 7zip, je la mets en pièce jointe et j’envoie l’email. Une demi-heure plus tard, je reçois la réponse : « Le document que vous m'avez transmis n'est pas exploitable. Merci de bien vouloir me le transmettre en format pdf ».

Bordel.

On parle pas d’un agriculteur ou d’un ouvrier qui a choisi un boulot de terrain parce qu’il supporte pas de rester assis plus d’une demi-heure à un bureau. On parle d’une personne qui bosse dans une administration. C’est-à-dire quelqu’un dont le taf consiste, entre autre, à recevoir et envoyer des documents toute la sainte journée. Et cette personne ne sait pas ouvrir un putain de fichier 7zip.

C’est quoi la prochaine étape ? Le cuisinier qui fait tout cuire à la poêle parce qu’il ne sait pas faire fonctionner le four ?

Bordel.

Et c’est pas un cas isolé. Vous en voulez une autre ? En voilà une :

Un client m’a demandé un rapport sur le boulot effectué. Comme la boite venait de redéfinir toute sa charte graphique, j’ai demandé à mon supérieur de m’envoyer un gabarit avec la nouvelle charte, histoire de faire les choses correctement. Faites du zèle, tient.

Ce dernier me fournit donc un document que les RH lui ont envoyé. Parfait. J’ai juste à aller dans l’onglet mise en page de Word, chercher un truc du genre « appliquer un thème » ou « importer un thème » (j’ai plus l’intitulé exact), sélectionner mon fichier gabarit et… rien.

Je fouille dans les paramètres, est-ce que je n’ai pas confondu avec un autre bouton ? Non, c’est bien celui-là. Je regarde le fichier qu’on m’a envoyé. Il est bien mis en forme — si ce n’est l’espacement entre les paragraphes qui est géré en insérant des paragraphes vides entre deux. Je réessaie. Toujours rien. Je réessaie en utilisant un autre fichier comme gabarit. Ça fonctionne parfaitement. Je réessaie avec le nouveau fichier. Ça me remet le formatage par défaut.

Bordel…

Le fichier était entièrement mis en forme avec du formatage directe : la personne qui a rédigé le document s’était amusée à sélectionner tous les titres un par un pour changer la taille et la couleur de la police sur l’intégralité du document.

Là encore, on parle d’une personne qui passe ses journées à rédiger des documents. Pas des 17% d’illectronés¹ qui pour la plupart n’auraient aucune raison valable de s’inquiéter si les esprits malades de nos « élites » dirigeantes n’utilisaient pas le numérique comme prétexte pour supprimer des postes. Et cette personne ne sait pas se servir d’un logiciel de traitement de texte. Une compétence qui s’acquiert en un week-end avec un tutoriel au pif trouvé gratuitement sur le net.

Puisqu’on parle de faire des recherches sur le net, combien de personnes savent ce qu’est un navigateur ou un moteur de recherche ? Vous imaginez un collègue qui se rend tous les jours au boulot en voiture, mais qui vous regarde avec des yeux ronds si vous utilisez les mots « volant » ou « levier de vitesses » ? Voilà, c’est à peu près l’effet que ça me fait.

Même installer uBlock origin semble être une opération mystérieuse pour le commun des mortels alors que c’est censé être le premier truc qu’on apprend sur un ordinateur.

Et ce n’est pas que dans mon milieu professionnel. Il suffit de lire la presse en ligne pour se rendre compte que l’espace insécable est une curiosité typographique. Et tant pis si la rédaction est leur cœur de métier.

Une agence immobilière m’envoie un bail de location. Je cite : « en cas de mise à disposition d’une boxe commune, tout téléchargement de quelque nature que ce soit est parfaitement illégale et interdite ». L’agence, en plus d’inventer des lois qui n’existent pas, n’a donc pas la moindre idée de ce qu’est une boxe internet. Pour

Je passe pour un nerd quand on me voit faire une sélection en mode colonne dans Notepad++. D’ailleurs, je crois bien que la plupart des gens ne connaissent pas l’existence de Notepad++.

Du coup quand il y a des trucs un peu techniques, c’est à moi qu’on téléphone pour les demandes de dépannage :

« Je fais comment pour me connecter à l’interface de la machine ?
— Ouvre le navigateur…
— Oui ?
— Dans la barre d’adresse tu tapes l’adresse IP de la machine sur le réseau local. C’est 192.168.0.52.
— Il me met un message d’erreur « Élément introuvable ».
— Pas l’explorateur de fichiers. Le navigateur. Firefox quoi.
— Ah ok pardon.
— …
— Je le trouve pas. Je crois qu’il est pas installé sur mon ordi.
— Ben Chrome ou Edge alors. T’utilises quoi d’habitude ?
— …
— …
— C’est bon et ensuite ?
— Ben là tu dois être sur l’interface de configuration de la machine.
— Euh, non… Enfin là il m’affiche juste les résultats de la recherche, il faut que je clique sur un lien ?
— Mais non. La barre d’adresse du navigateur, tout en haut. Pas dans la barre de recherche de Google. Là où c’est écrit https://machin-chouette etc.
— Ah ok.
— …
— …
— C’est bon ?
— Ah ! Ça y est ! C’est bon, je suis connecté.
— Super. À plus.
— Merci. À tout à l’heure.
clic
…
— Bordel ! »

Alors ok, tout ça c’est chiant, mais au final, ce sont juste des petites pertes de temps. Après tout, à l’époque où les documents étaient transmis de main à main, personne ne trouvait anormal de faire les lacets de son interlocuteur, non ? Enfin, j’imagine.

Mais le vrai problème, c’est qu’il y en a qui en profitent. Et pas qu’un peu.

Le 29 novembre 2022, la commission européenne à organisé un gala sur le métavers. 387 000 euros. Pour cinq personnes². Et ce n’est pas grand-chose comparé aux 200 millions annoncés par le Président-Jupitérien-à-la-Pensée-Complexe l’été dernier³ pour des projets de « cultures immersives et métavers ». Si vous ne comprenez pas ce que ça veux dire, laissez-moi vous expliquer : on prend vos sous. On subventionne des projets bidons. Des entreprises peu scrupuleuses lancent des projets bidons qui correspondent aux critères et récupèrent les subventions. Quand la mode passe ils réaffectent leurs employés à d’autres projets mais gardent les subventions.

Début décembre, c’est le ministère de l’éducation qui e démontré son incompétence sur le sujet des nouvelles technologies : « Tous les élèves entrant au lycée seront désormais accompagnés, à la maison, d’un outil d'IA de remédiation ou d’approfondissement en français et en mathématiques »⁴. Mouais. Je sais pas si vous avez déjà essayé de demander à ChatGPT de vous faire une démonstration mathématique, mais c’est pas reluisant en général. Est-ce qu’il est vraiment persuadé que c’est une vraie solution ? Est-ce que c’est juste une opération de com’ pour donner l’impression d’agir ? L’éternelle question. Quoiqu’il en soit, c’est encore fait avec nos sous.

Il y a un an, c’est le ministre-délégué-de-la-transition-numérique (ça pète moins que “président-jupitérien-à-la-pensée-complexe”), Jean-Noël Barrot, qui a annoncé vouloir investir 30 milliards d’euros dans les NFT⁵. Oui, cet actif financier sans sous-jacent qui s’est effondré en bourse récemment conformément aux prédictions unanimes de tous ceux qui en comprennent le fonctionnement⁶. Je ne sais pas si cet investissement est toujours prévu ou a été abandonné.

Pour le coup, je crains que nos représentants ne soient, pour une fois, que trop représentatifs.

Je vous passe le marronnier du vote électronique qui revient tous les cinq ans.

Je vous passe aussi les gens qui repartagent les pubs sans se rendre compte que c’est de la pub sur les réseaux sociaux.

Je suis curieux de voir ce que dirait un tribunal si je niais que tel document « signé électroniquement » avec une espèce de dessin fait à la souris porte ma signature.

Je passe aussi sur le fait qu’il soit devenu possible d’utiliser les mots « objet connecté » comme argument de vente.

En bref, c’est comme si je vivais dans un monde où seuls les garagistes et les mécaniciens automobile savaient conduire, et qu’absolument tout le monde, y compris chauffeurs de bus et de taxi, trouvait ça tout à fait normal.

Et c’est dans ce contexte qu’on voudrait que les gens arrêtent d’utiliser des services d’entreprises dont les pratiques sont douteuses, quand elles ne sont pas franchement illégales, utilisent openPGP dans leurs emails et abandonnent totalement les logiciels privatifs. C’est pas gagné.

Bon, à minima : si vous faites une présentation avec un diaporama, pensez au moins à supprimer les trois icônes d’Internet Explorer de votre bureau avant de brancher le vidéoproj’. Ça vous évitera de passer pour un dinosaure avant même d’avoir commencé.

• EDIT, 5 mars 2024 : en complément, Ploum vient de publier un article en lien avec notre sujet : https://ploum.net/2024-03-05-lectures-education-informatique-ecologie.html

  « La “digitalisation” à l’aveugle des salles de classe est une hérésie absolue. Surtout que l’immense majorité des professeurs sont complètement incompétents en informatique et ne comprennent pas eux-mêmes ce qu’est un ordinateur (ce qui est normal et attendu, ils n’ont jamais été formés à cela). »

  Sa politesse l’honore.