Les extrêmes se rejoignent

Publié le 18 octobre 2023 par Κύων

La plupart des gens, lorsqu’ils entendent cette phrase, pensent probablement à un objet longiligne dont on aurait replié les extrémités, à la manière d’un croissant. Face à cette image, certains s’indignent, arguant que leur parti politique préféré le moins détesté n’a rien à voir avec le parti auquel ils s’opposent depuis des années. D’autres acceptent ce qu’ils considèrent comme l’évidence.

Tous ont tort.

Le monde perdu :

La dernière extinction de masse a eu lieu en 2017, avec la disparition du dernier dinosaure. Cette extinction marque la limite entre l’ère des campagnes présidentielles « dépassées » et les méthodes « parler aux jeunes »

Voici, très schématiquement, à quoi ressemblait le paysage politico-médiatique à l’époque :

Quatre catégories : extrême-gauche, gauche, droite, extrême droite, avec un léger recouvrement deux à deux.
En rouge : l’extrême-gauche (LO, PCF, PSU, PT…), rose : la gauche (essentiellement le PS), bleu : la droite (RPR, UMP, UDF…), et le FN en bleu marine.

Ce schéma correspond grosso-modo à la fenêtre d’Overton de l’époque. Nous avions un monde politique biparti avec deux principales familles :

Deux tendances, qui faisaient chacune entre 25 et 35 % des voix aux premiers tours des élections présidentielles1.

Autour d’eux, gravitaient l’extrême-gauche et l’extrême-droite.

Ces deux tendances cumulant en général dans les 10 à 15 % chacune dans les différentes élections présidentielles.

Avertissement

Deux petites précisions ici :

  • Premièrement, je parle bien des positions revendiquées des acteurs politiques. Pas des positions que vous leur prêtez, ni de celles de leur électorat respectifs que je serais bien incapable d’analyser ;
  • Deuxièmement, mes petits rectangles ne représentent pas les résultat fait à diverses élections. Il s’agit juste de leur positionnement idéologique sur l’axe Gauche-Droite.

Ça, c’était le monde d’avant.

La convergence des luttes pour le pouvoir :

Maintenant si je vous demandais à quoi ressemble le positionnement de ces partis aujourd’hui, par rapport aux positions de l’époque ?

Si vous êtes plutôt de gauche, vous avez sans doute la sensation d’un décalage vers la droite, avec un FN (devenu RN depuis) qui dépasse aujourd’hui les 20% un PS plus occupé à « déconstruire » le code du travail que les normes sociales, une UMP, devenue les « Républicains » entre temps (comme si les autres partis étaient monarchistes, tiens…) obsédée par l’immigration. Et un petit nouveau qui nous sort des lois sur le séparatisme et sur l’abbaya.

Si vous êtes plutôt à droite, vous voyez très certainement le décalage dans l’autre sens avec un Mélenchon qui passe a 20% et un ancien du PS qui devient président.

Paradoxe ? Non.

Voici l’évolution réelle des différents partis :

Les discours ont convergé

Je vous sens perplexe. Alors, oui, il y a une part de subjectivité, peut-être que vous mettriez certains partis plus à gauche ou à droite, mais globalement la dynamique est celle-là. Laissez-moi vous convaincre.

Tout à droite, le FN. Alors, oui le FN a explosé les scores ces dernières années. Mais avant de conclure à une montée de l’extrême droite, réfléchissez à cette question : quelle stratégie a employé le FN pour faire une telle performance ? La « dédiabolisation ». Finit les « PD » lancés en pleine manifestation, les déclarations mensongères sur les « sidaïques », les tentatives de relativiser la shoa et les insultes racistes. Un peu de climato-dénialisme, beaucoup d’Euroscepticisme. Pour ce qui des étrangers on se contente de critiquer le « laxisme » du gouvernement à chaque fait divers et qualifier l’UE de « passoire ». Bref toujours, l’extrême-droite, mais une extrême droite molle, qui chasse l’électeur sur les terres de l’UMP3.

Les « Républicains » (désolé, mais le nom est tellement con que je me sens obligé de mettre des guillemets à chaque fois que je l’utilise), peut sembler avoir viré à droite toute. Je vous passe les propos de Précresse sur une marque d’appareil de nettoyage qui apprécierait d’être laissée en dehors de ce genre de débats4. On pense aussi à certaines personnalités du parti dont les positions idéologiques sont parfois difficiles à différencier avec celle du FN (coucou M. Estrosi !).

En vérité je pense que l’UMP est resté relativement fidèle à lui-même. On avait déjà droit aux déclarations sur « le bruit et l’odeur » à l’époque de Chirac. Et l’immigration a toujours été un thème central de la droite5

En revanche la société a changé. Certaines choses qui étaient faisables ouvertement à l’époque ne sont plus autant acceptées aujourd’hui.

Je peux prendre l’exemple le mouvement #MeToo : des pontes du cinéma ont violé qui ils voulaient pendant trente ans, au vu et au su de tous, et tout le monde trouvait ça totalement normal. Et paf, d’un coup, alors qu’ils s’apprêtent à prendre une retraite bien méritée, tout leur retombe sur la gueule. Je pense qu’il en est de même pour certains propos de ce parti : les déclarations qui passaient à peu près à l’époque, sont aujourd’hui reconnues comme ouvertement racistes, c’est cela qui donne cette impression de radicalisation. Mais dans les faits on a toujours eu cette volonté de gérer les problèmes des banlieues de manière exclusivement punitive tout en niant les causes. Pour le reste, on est sur des valeurs vraiment typiquement à droite (travail, justice punitive, famille, croyances dans les institutions…), mais rien qu’on puisse vraiment qualifier d’extrême.

Nous arrivons donc au PS. Ah ! Le PS… Bon, ben là en revanche, je ne sais pas si je dois les qualifier de « fidèles à eux-mêmes » ou de girouette, leur orientation historique ayant toujours été celle du vent. Ne dites pas non les droitards au fond : Hollande a été élu sur un « mon ennemi, c’est la finance ». Puis il a monté la TVA (un impôt dégressif), allégé les cotisations patronales, et lancé sa fameuse « loi travail ». Le résultat est que le parti a littéralement coulé. À tel point que lorsque Benoit Hamon s’est présenté aux présidentielles avec un programme clairement à gauche dans un parti que toute la gauche considérait comme étant de droite, personne ne l’a pris au sérieux. Du coup, son positionnement revendiqué aujourd’hui n’a plus vraiment d’importance. Il n’est plus dans la course. J’aurais presque pu ne pas le représenter sur la seconde ligne du schéma.

Il a en revanche donné naissance à un nouveau parti (ou “mouvement” quand on veut faire la même chose en essayant de donner l’impression de faire un truc nouveau) issu de son aile droite : LREM, que j’ai représenté en bleu clair sur le schéma. Parti qui se revendique « du centre ». Bon le centre changeant avec la position globale de la fenêtre, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais si on compare avec les positions historiques, Macron se définit lui-même comme « pas socialiste », il a une vision entrepreneuriale de l’État, travaille ouvertement avec le monde de la finance, ce qui le place clairement à droite du PS. Il a aussi clairement une vision « méritocratique » (il faudra que je rédige un article sur ce concept à l’occasion) de la société, ce qui empiète largement sur les plates-bandes des « Républicain ». En revanche, même s’il ne comprend rien à ces sujets, il ne prend pas ouvertement position contre l’immigration, l’homosexualité ou l’égalité hommes-femmes. C’est un genre de droite débarrassée de ses aspects conservateurs sur les plans moral et religieux.

Il reste ce bon vieux Mélenchon. Bon, ben lui c’est très simple : quand le PS s’est effondré, il a retourné sa veste à une vitesse qui laisserait bouche bée Manuel Valls lui-même, et s’est empressé de récupérer la place laissée libre. Si son étiquette « d’extrême-gauche » lui colle toujours à la peau au journal télévisé, il n’en est rien dans les positions qu’il revendique : le capitalisme ? On fera avec. Le Trotskisme ? On oublie. La récupération des moyens de production par le prolétariat ? On est en 2017, pas en 1917 ! On parle Europe, égalité des chances, écologie. Bref, ce sont les positions que l’électorat du PS aurait attendu du PS, s’il pouvait en attendre quoique ce soit.

Bien évidement, de nouveaux partis sont apparus à droite et à gauche de ce bloc, pour récupérer les places laissées vacantes. Zemmour à droite, pour ceux qui trouvent le RN trop timoré. Poutou et quelques inconnus à gauche. Je me suis contenté de représenter les partis qui ont fait des résultats au moins à une des deux époques dont je parle.

Bref, tout ça pour dire que nous avons en fait assisté à une compression des partis vers le centre. Pour cette raison, les électeurs de gauche ont l’impression que tout le monde politique est à droite, et les électeurs de droite ont l’impression que le monde politique est à gauche. C’est normal, ils se marchent tous sur les pieds, à peu près vers le centre droit.

Si vous n’êtes toujours pas convaincus, vous pouvez aussi jeter un coup d’œil à cette vidéo qui aborde le sujet d’un point de vue plus linguistique. Et même si vous êtes convaincus, regardez la quand même, c’est loin d’être inintéressant.

Explications du phénomène :

Ma théorie est que cette fenêtre d’Overton n’est pas uniforme, mais a plutôt une densité gaussienne : la majorité de la population a des opinions proches du centre de la fenêtre et il y a de moins en moins d’électeurs potentiels au fur et à mesure qu’on se rapproche des bords du cadre.

une gaussienne

Le but d’un parti s’il veut avoir une chance d’être élu est donc de se rapprocher autant que possible de ce centre. Là où se situe la masse des électeurs, ceux qui ne s’intéressent à la politique qu’une fois tous les cinq ans, ceux qui ne sont « pas racistes, mais… », ceux qui ne voient rien d’autre que l’évolution à court terme de leur pouvoir d’achat. Dit autrement, les politiciens n’essaient pas de convaincre des électeurs, mais plutôt de leur dire ce qu’ils ont déjà envie d’entendre.

De plus si on suppose, ce qui me paraît peu hasardeux, que de nombreux électeurs des bords vont préférer voter pour des partis jugés présidentiables plutôt que pour le parti jugé le plus proche de leurs opinions (par exemple, des écologistes qui voteraient FI plutôt que EELV, ou des nationalistes qui voteraient Le Pen plutôt que Zemmour), alors on obtient un cas d’école du problème du marchant de glace : en se décalant vers le centre un parti de droite (respectivement de gauche) peut en fait espérer gagner toute l’aile droite (resp. gauche) des listes électorales.

Cependant, chaque parti doit faire attention à deux choses :

Le cas étrange du néolibéralisme :

Le néolibéralisme a une place un peu étrange sur l’axe gauche <—> droite tel qu’on se le représente habituellement. En effet, si on s’amuse à remplacer cet axe par un axe interventionnisme étatique <—> minarchisme le classement change complètement.

À l’extrême gauche, nous aurons toujours les communistes. Ça, ok. Par contre, à l’extrême-droite, nous aurions les partis habituellement représentés au centre. LREM, serait probablement le plus proche des idées libertariennes. À sa gauche, nous trouverions probablement les « républicains », puis les Pseudo-Socialiste, et enfin le RN et la FI. À la grosse. Je ne suis pas tout à fait sûr du placement du RN notamment. Mais je le garderais tout de même assez loin à gauche de LREM.

Concrètement, je n’ai jamais rencontré personne qui soit partisan du néolibéralisme. Et les seules fois que j’ai vu des gens le défendre, c’était lors d’interview de multimilliardaires, genre Charles Graves ou Bernard Arnault.

L’expérience personnelle ne vaut pas statistique, mais j’ai tendance à penser que cette opinion est largement minoritaire en France, très à droite de la gaussienne. Si quelqu’un a des données pertinentes sur le sujet ça m’intéresse.

Si j’ai raison, cela signifierait que les principaux partis adaptent leurs opinions à ceux de la population, sauf sur ce point précis. Comme si c’était la seule idée réellement importante à leurs yeux et pour laquelle ils seraient prêts à sacrifier toutes les autres. Plutôt inquiétant.

Conséquences :

De cette analyse on peut déjà présenter quelques conclusions rapides :

Nous nous retrouverions avec un unique centre représenté par LREM, et deux partis présentés comme « extrêmes » dans les médias, donnant au premier un avantage stratégique crucial.

Une question reste en suspens : Mélenchon et Le Pen prévoient tous deux de ne pas se représenter en 2027. Et Macron n’aura pas le droit d’enchaîner un troisième manda tout de suite, à moins de réussir à obtenir une modification de la constitution. Il y aura donc trois nouvelles têtes. Cela ne posera pas de problème au RN. Le leader actuel n’est déjà plus le leader historique. Le parti n’est donc plus lié à sa figure tutélaire. Mettre un inconnu sa tête ne changera donc pas grand-chose pour lui.

En revanche, les deux autres vont devoir faire un travail de détachement de leurs figures paternelles respectives. Cela devrait être relativement faisable pour Macron : il dispose de cinq ans pour faire connaître le nouveau prétendant au trône et tenter de faire monter sa côte de popularité. En revanche, la FI ne disposera pas d’autant d’opportunités de communications pendant ces cinq années. Il leur faudra donc quelqu’un de relativement connu et populaire. Peut-être Ruffin ? Ruffin fait plutôt partie de l’aile gauche de la FI, là où le but est plutôt de serrer à droite. Mais d’un autre côté ils n’ont pas d’autre grandes gueules dans leurs rangs à ma connaissance. La FI est probablement le parti pour lequel la situation est la plus critique de ce côté-là. Ils ont intérêt à faire très attention à qui ils choisiront pour succéder à Mélenchon.

Pour ces raisons, je parierais plutôt pour un podium identique aux deux dernières élections : 1. LREM, 2. RN et 3. FI.

Qu’est-ce que ça signifie ?

Cela signifie que vous l’avez dans le cul. Les seuls changements notables dans les politiques qui seront menées d’ici à 2032 seront donc uniquement des réactions a posteriori à des évènements extérieurs, tels qu’une guerre, une crise pétrolière ou une pénurie alimentaire. Attendez-vous à encore neuf ans d’idéologie néolibérale : « Travailler plus, pour consommer plus ». Vous n’êtes pas débarrassés.


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lection_pr%C3%A9sidentielle_en_France#Rapports_gauche-droite 

  2. Édit 20 nov. 2023 : Tiens, un mois que j’ai publié l’article et voilà que Marine se pointe à une marche contre l’antisémitisme et que tous les guignols qui nous servent de dirigeant y vont de leur petit commentaire : https://www.politis.fr/articles/2023/11/antisemitisme-marine-le-pen-a-reussi-son-coup-plus-rien-naccroche/

  3. https://www.lejdd.fr/Politique/le-groupe-karcher-demande-a-valerie-pecresse-de-ne-plus-utiliser-son-nom-4087280 

  4. https://www.francetvinfo.fr/politique/alain-juppe/immigration-1990-quand-les-propositions-de-la-droite-ressemblaient-a-celles-du-fn_709923.html 

  5. Malheureusement la vidéo originale a disparu entre-temps. On peut encore consulter la vidéo intégrale sur https://invidious.fdn.fr/watch?v=Nz2ozyeFb1k, mais il s’agit d’une vidéo remise en ligne plus tard avec seulement 24 commentaires au moment où j’écris ces lignes, et 187 likes, ce qui lui vaut d’avoir été reléguée à la deuxième page dans les recherches de Youtube. Bien loin des centaines de commentaires qu’a « suscités » la vidéo au moment de sa sortie. Je n’ai pas réussi à la trouver sur la Wayback Machine, mais si quelqu’un arrive à retrouver une archive du lien original avec les commentaires tels qu’ils étaient quelque jours après sa diffusion, merci partager. Dans tous les cas, en cherchant ladite vidéo, je me rends compte que la pratique est avérée au moins sur Twitter : https://www.liberation.fr/politique/lastroturfing-larme-secrete-de-larmee-numerique-de-zemmour-sur-twitter-20220203_E3CKWO2DABA7HIP7ZQIGZXBPWE/


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